Traitement royal

Traitement royal

Si les femmes enceintes sont les reines du système de santé, celles qui vivent une grossesse gémellaire en sont les impératrices.

Une chance, parce que les privilèges qui accompagnent la mise au monde simultanée de deux enfants s’arrêtent là, y compris pour le congé parental. Je recevrai les mêmes prestations que le commun des mortels, sans vouloir être condescendante. Désolée, mais tous les traitements de faveur auxquels j’ai droit me montent au diadème. Je parle ici de la prise en charge médicale impressionnante et attentionnée qu’on m’offre au CHUM, à la clinique des grossesses à risque élevé. Tout va bien, rassurez-vous, mais porter des jumeaux comporte son lot de menaces et ma condition est prise au plus-que-sérieux.

Déjà, alors que celles qui ne portent qu’un seul bébé vivent environ deux échographies durant tout leur périple prénatal, moi, je ne les compte plus depuis le cinquième mois. Il était inutile d’aviser mes collègues de mes rendez-vous : ces dernières savaient très bien pourquoi j’arrivais plus tard ou quittais plus tôt. Des échographies, j’en ai eu :

  • pour déterminer d’où venait le méchant saignement qui m’a mise sur une fausse route au tout, tout début de ma grossesse — c’est à ce moment qu’une possible grossesse gémellaire a été évoquée pour la première fois;
  • pour confirmer hors de tout doute que dans mon ventre s’épanouissaient bel et bien des jumeaux;
  • pour spécifier la sorte de jumeaux à laquelle j’avais affaire et entendre les cœurs;
  • parce que j’ai eu d’autres saignements lors du premier trimestre et que je me suis évidemment ruée à l’urgence;
  • lors de la plupart de mes nombreux rendez-vous de suivi au CHUM;
  • pour mesurer la clarté nucale et examiner les organes des bébés, à 12 semaines;
  • pour s’assurer que les fœtus n’avaient pas de malformation cardiaque, à Sainte-Justine;
  • pour faire un check-up complet des bébés et connaître leur sexe, à 20 semaines;
  • toutes les deux semaines depuis la 20e semaine de grossesse, pour prendre des mesures et examiner le fonctionnement des cœurs;
  • ponctuellement, comme ça, quand une donnée manque dans un rapport ou qu’un détail inquiète mon fabuleux médecin.

Je n’ai même pas tenu le compte exact. Blasée raide.

Nah, pas blasée, c’est au contraire une chance incroyable que de voir et revoir ces petites personnes aussi souvent. Au fil des rendez-vous, le géniteur et moi sommes à même de percevoir (ou d’attribuer) une personnalité à chacune d’elles — parce que oui, j’attends des filles. Une des jumelles, Bébé A (c’est elle qui est la plus proche du col de l’utérus), nous semble perfectionniste et sensible. Elle est toujours bien positionnée pour les échographies et prend du poids selon les normes. À 27 semaines, elle s’est placée la tête en bas, prête à être facilement expulsée dans le vaste monde le moment venu. Quand la caméra est braquée sur elle, Bébé A nous en donne pour notre argent : on l’a vue se frotter les yeux comme si elle se réveillait, faisant fondre de tendresse ses parents et tout le corps médical. Elle souhaite déjà nous plaire, ne pas nous inquiéter. Bébé B, de son côté, a été la première à se faire sentir, à 21 semaines, par de vigoureux coups de coude dans mes côtes. Esprit libre, elle se fout des échographistes, se vautre là où ça lui tente, remue si ça lui chante. À 26 semaines, elle a suivi son premier régime, alarmant le médecin et nous affolant par son faible gain de poids. Tout va bien, ce n’était qu’une fausse alerte, et elle se fait aujourd’hui pardonner par ses petits coups de pied fréquents et ses acrobaties athlétiques.

Faut les avoir vues quelque chose de rare pour les connaître déjà si bien. Au moment d’écrire ces lignes, je suis à 28 semaines de grossesse.

Dès le début de mon suivi, j’ai également eu droit à l’évaluation d’une nutritionniste, vous dire à quel point on me traite avec déférence. Et même si je m’alimente déjà convenablement, cette rencontre n’a pas été vaine : l’experte m’a avisée que je devais ingérer pas moins de 130 grammes de protéines par jour, environ le triple de ce que je consomme lorsque je n’ai que moi à gérer. Je ne sais pas si vous réalisez, mais pour arriver à avaler 130 grammes de protéines par jour, il faut y voir. J’y vois, j’y vois, soyez sans crainte.

J’ai également dû me munir d’un pilulier qui contient des suppléments de vitamine D et de fer, de l’aspirine pour contrer la prééclampsie (une sorte d’hypertension propre à la grossesse) et des suppléments de vitamines et minéraux conçus exprès pour combler tous les besoins des fœtus.

Dernier point digne de mention de mon statut de VIP — very important patient —, une travailleuse sociale est venue à ma rencontre alors que je passais quelques tests routiniers, au CHUM, pour discuter du stress, de ma grossesse, du fait que j’allais être sérieusement dans le jus en septembre, des petites choses banales, quoi. J’ai ses coordonnées, je peux l’appeler quand bon me semble. Et elle nous a même guidés, mon amoureux et moi, dans l’aile d’accouchement et de néonatalité du CHUM pour qu’on ne soit pas trop perdus lorsque le jour de la délivrance se présentera le bout du nez.

En plus des usagers du métro de Montréal qui se lèvent sur mon passage pour que je puisse m’asseoir confortablement*, comme si un trompettiste annonçait en grande pompe mon arrivée juste avant l’ouverture des portes, le système de santé me déroule quotidiennement le tapis rouge pour que le développement des jumelles se fasse dans la joie et l’allégresse absolues. Je sais, nous sommes habituellement cyniques et critiques envers nos hôpitaux, les médecins, la bureaucratie, et avec raison, mais dans mon cas, et dans celui de la majorité des femmes engrossées je l’espère, on nous donne franchement l’impression de porter le ou les êtres les plus importants du pays. Tant mieux, parce que c’est effectivement le cas!

*Petite nuance : la grande majorité du temps, mon profil rebondi s’impose de lui-même et les gens, courtois pour la plupart, me cèdent leur place dans le métro. Cependant, de temps en temps, je dois faire l’éducation de certaines personnes et demander aux jeunes quidams de s’incliner bien bas et de se lever. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu à insister, tant mieux. Alors de grâce, mesdames, si vous êtes enceintes et que les usagers feignent de ne pas vous voir ou de dormir ou d’être beaucoup trop absorbés par leur musique pour remarquer quoi que ce soit, n’hésitez pas à les aborder, gentiment. Le banc est à vous.

Photo de couverture par Francisco De Legarreta C. sur Unsplash.